Créationnisme et dessein intelligent
par Pascal Picq
Paléoanthropologue. Maître de conférence au Collège de France
La première confrontation entre l'évolutionnisme
et le créationnisme eut lieu é l'Université d'Oxford en octobre 1860. Elle opposa l'évêque Samuel
Wilberforce à Thomas Huxley, l'ami fidèle de
Darwin. D'un c6té, l'affirmation d'une vérité
sur la Création attestée par les textes sacrés
avec l'homme à l'image de Dieu; de l'autre,
une théorie scientifique et matérialiste. Une opposition irréductible entre ceux qui disent détenir la vérité et ceux qui
construisent un édifice de connaissances qui ne prétend
pas à la vérité absolue, si ce n'est dans l'objectivité de la
méthode scientifique accessible à tous.
Auparavant, les théories transformistes avaient déjà heurté
le dogme du fixisme (le créationnisme), c'est-à-dire la croyance
en un monde créé tel quel par Dieu. En France, au XVIIIe et
au XIXe siècles, Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire subirent
les attaques virulentes d'un Georges Cuvier, par ailleurs vice-président de la Société biblique. Ce même Cuvier défendait
le catastrophisme, selon lequel les espèces n'évoluent pas,
mais peuvent disparaître à la suite de catastrophes naturelles.
Cette théorie d'essence fixiste, fut reprise par les créationnistes en raison de son analogie avec le Déluge biblique.
La théologie naturelle
En Angleterre, à la même époque la tradition naturaliste
allie la science et la religion au sein d'une théologie naturelle dont le père est William Paley (1743-1805). Son livre
influença le jeune Darwin qui, s'il n'avait pas embarque sur
un bateau pour un grand voyage, serait devenu pasteur.
D'après la parabole de Paley, si un jour un homme arrivait
sur une île déserte et trouvait une montre, alors, émerveillé par ses rouages et ses mécanismes, il ne pourrait qu'invoquer l'existence d'une intelligence supérieure seule capable
d'une telle réalisation Le méme raisonnement est appliqué
par les partisans du créationnisme devant les merveilles du
monde vivant. On aborde une longue pensée dominante en
Occident qui, découvrant grâce aux sciences les lois de la
nature, considère le Créateur comme le Grand Horloger de
l'Univers. Les scientifiques auraient pour seule tache de
trouver les lois que Dieu a mises en oeuvre pour la bonne
ordonnance de l'Univers: les découvertes des physiciens et
des naturalistes révèlent le génie Divin.
La théologie naturelle s'exporte aux États-Unis été différents courants protestants, dont les évangélistes en font
presque un dogme qui, comme il s'agit de « science » est
enseigné dans les jeunes universités. Le Nouveau Monde
favorise ce mouvement, car selon les diverses traditions du
protestantisme, les croyants s'inspirent d'une lecture directe
de la Bible, premier fondement de leurs sociétés. Cela conduit
à une diversité étonnante de courants religieux, mais tous
restent attachés à leur interprétation littérale des textes. Le
fondamentalisme protestant si actif de nos jours prend sa
source dans cette tradition. Si la théologie naturelle, presque
tricentenaire, décline dans l'Europe laïque, elle se maintient outre-Atlantique pour réapparaître de façon sporadique, notamment quand les conservateurs sont au pouvoir.
L'évolution, les religions et le dessein intelligent
L'église catholique a d'abord condamné la théorie de Darwin. Cependant plusieurs hommes de science et d'église
s'y sont intéressés et ont tenté de concilier la théorie scientifique et la tradition. Contrairement à ce que prône
l'église réformée, la signification des textes sacrés est,
pour l'église catholique, l'affaire des seuls théologiens et
des instances de l'église: il n'y a donc pas de tradition
créationniste chez les catholiques où science et religions
relèvent de deux magistères différents. En revanche, la doctrine de la foi et le dogme sont incompatibles avec le matérialisme de la théorie de l'évolution. Au final, l'église
catholique est d'une certaine façon darwinienne. à côté de
la position officielle, on tolère des expériences et la variabilité, qui peuvent se révéler utiles. Après la réhabilitation de
Galilée et l'esprit de modernisation de Vatican II, Jean-Paul II
à admis devant l'Académie pontificale des sciences que
« la théorie de l'évolution est plus qu'une hypothèse ».
Dans un premier temps, la théorie de Darwin a plutôt
été bien acceptée par les musulmans. Le Coran ayant été
dicte par Dieu, aucune théorie ne peut prétendre en contester la vérité: la foi est inattaquable. Dés lors, le Coran reprend
le texte de la Genèse de la Bible, mais, pourtant, il ne précise pas que les espéces sont fixes.
D'une façon générale, les religions du Livre ne font
pas bon accueil à la théorie de l'évolution. On note des
attitudes diverses dans chacune des trois grandes religions.
Par exemple, les chrétiens orthodoxes se révèlent plutôt
hostiles, les catholiques intégristes ne veulent rien entendre
alors que la théorie de l'évolution est plutôt admise par la
majorité des autres. Dans l'univers fragmenté des anglicans
et des protestants, la diversité des attitudes est aussi grande,
avec une forte tradition fondamentaliste et créationniste.
Les autres grandes traditions religieuses ou spirituelles,
comme le bouddhisme, s'accordent plutôt bien avec la théorie de l'évolution. En fait, dés que l'on admet une origine
du monde depuis le néant - une création ex nihilo -, on se
trouve en opposition avec le matérialisme de l'évolution.
Les avancées des sciences et la découverte de ses lois
conduisent a deux conceptions du rapport à Dieu que Voltaire résume bien en distinguant, d'une part, le théisme où
Dieu intervient constamment dans les affaires de l'Univers
et, d'autre part, le déisme où Dieu a installé des lois au moment
de la Création et n'agit plus directement. Le créationnisme
est lié au théisme alors que le dessein intelligent, dont le credo
est une évolution guidée par un être intelligent et supérieur
(l'Univers a un dessein) s'inspire du déisme.
Le dessein intelligent, un avatar du créationnisme, est
né lorsque la Cour suprême des Etats-Unis a jugé que
seules les théories scientifiques peuvent être enseignées dans
les établissements publics. Dés lors, le créationnisme ne pouvant être inscrit dans les programmes, ses partisans ont change
leur fusil d'épaule et ont tenté de présenter leurs idées de
façon plus scientifique, fondant le dessein intelligent qui
n'est autre que la nouvelle théologie naturelle où le mot Dieu
est absent. Ils ont notamment adopté le transformisme de
Lamarck, moins pour son principe que pour le recours à
une « tendance a se perfectionner ». Dans les sciences
modernes, le dessein intelligent prend le nom de principe
anthropique: s'il y a des hommes, c'est parce que les paramètres de l'Univers ont été ajustés pour que l'homme apparaisse. En fait, la naissance du dessein intelligent n'est
qu'un exemple des multiples affrontements qui ont conduit
les opposants à la théorie de l'évolution - créationnistes où
partisans du dessein intelligent - devant la justice. Nous évoquerons ici quelques-uns des procès où ils ont été impliques.
Les procès du singe
Le premier « procès du singe » se tint à Dayton dans le
Tennessee en 1925. L'enseignant John Scopes fut jugé pour
avoir enseigné que l'homme descend d'un animal inférieur,
ce qui était contraire à la loi de cet État. En fait Scopes
était volontaire pour provoquer un procès afin qu'à
terme cette loi soit déclarée non conforme à la Constitution. Ce fut un échec: il fut condamne à une amende et
la loi, et d autres similaires dans des États du Sud, restèrent en vigueur jusque dans les années 1960. La première
manche fut remportée par les créationnistes ce fut la seule.
Le deuxième procès du singe eut lieu Little Rock dans
l'Arkansas au début des années 1980. Une enseignante de
biologie a porte plainte parce qu'une directive de la commission de l'enseignement l'obligeait à enseigner à temps
égal la théorie de l'évolution et la « science de la Création ».
La décision détournait un principe de laïcité en affirmant
qu'il est important pour la formation des élèves qu'ils
puissent se faire une opinion sur diverses interprétations
des origines. D'une part, les créationnistes prétendent que
la théorie de l'évolution n'est qu'une interprétation et, d'autre
part, ils affirment qu'ils détiennent une science équivalente, celle de la Création décrite dans la Bible.
Les créationnistes furent opposés à des philosophes et
des scientifiques soutenus par des associations laïques et
d'enseignants mais aussi par des dignitaires des religions
catholiques, protestantes et juives. Le débat n'était donc
pas celui de la science contre la religion mai celui de la laïcité. Michaël Ruse, épistémologue, expliqua au juge ce qu'est
la science: « Une méthode d'interrogation du monde fondée sur des modèles et des hypothèses dont les implications doivent être validées et surtout testées par l'observation
et l'expérimentation. La théorie de l'évolution répond à tous
ces critères, mais pas le récit de la Création. »
Le juge entendit cette définition et déclara que cette loi
du « temps équitable » allait à l'encontre du premier
amendement de la Constitution qui interdit l'enseignement d'une
religion dans les écoles publiques. Cette décision fit
jurisprudence puisque par la suite toutes les lois similaires adoptées dans de nombreux États furent abrogées pour cause
d'inconstitutionnalité. Les créationnistes développèrent le
dessein intelligent peu après cet événement.
Le troisième procès du singe se tint à Dover, en Pennsylvanie, en 2005. Les motifs du procès étaient exactement
les mêmes que dans le cas précédent, mats cette fois c'est
l'enseignement du dessein intelligent en classe de biologie
qui était jugé. Huit familles se sont opposées à la décision
du conseil de Dover (Pennsylvanie) de présenter lors des
cours de biologie la théorie religieuse de la création divine
au même titre que le darwinisme. La décision fut sans appel:
le dessein intelligent, même paré de ses atours pseudo-scientifiques, ne repond pas plus aux critères de scientificité
que le créationnisme.
La clef: l'enseignement
Les conclusions de ces deux derniers procès sont d'autant
plus remarquables que les juges sont croyants et pratiquants.
L'enjeu dépasse la fausse opposition science contre religion
et se situe bien sur le terrain de la laïcité. Le Wedge Document publié sur le site de l'Institut Discover, à Seattle maître
d'oeuvre, parmi d'autres, du dessein intelligent décrit la
stratégie des évangélistes fondamentalistes: enfoncer un
coin (wedge) dans la laïcité pour installer une théocratie.
Dans cette stratégie, l'éducation et les programmes scolaires
sont le premier enjeu face à la théorie de l'évolution.
Le créationnisme est issu d'un courant minoritaire des
religions du livre qui se diffuse comme un cancer de la
pensée et de la laïcité. Comme tel, il constitue plus une
menace pour la liberté de conscience et de croyance que
pour la science, autrement dit pour la liberté de croire comme
de ne pas croire, l'essence même de la laïcité.
La France maintient un héritage sacralise du principe
de laïcité. La loi de 1905 et le caractère centralise de l'Éducation nationale nous protègent des offensives des
créationnistes. Seulement cet esprit ne règne pas dans toutes les
classes des collèges et des lycées et encore moins dans les
classes de biologie. Mais les créationnistes sont fort habiles,
car ils arrivent sur un terrain propice au travers du dessein intelligent. La forte tradition antidarwinienne de
notre exception culturelle, l'adhésion à toutes sortes de vitalismes, de transcendances et de finalismes de notre
culture, notre enseignement des disciplines scientifiques de
plus en plus éloigné de la science comme mode d'interrogation
du monde favorisant l'arrivée du dessein intelligent
avant celle des avatars créationnistes.
Il faut maintenir et renforcer l'enseignement de la
théorie de l'évolution et tout particulièrement celui des
origines et de l'évolution de la lignée humaine. Pourquoi
les origines de l'homme ? Parce que nous touchons à une
question universelle ! La science est arrivée tardivement sur
ce terrain, mais avec quelles avancées en un peu plus d'un
siècle ! Il faut aussi réorganiser les programmes, comme
en philosophie, en histoire et en littérature pour enseigner
l'histoire des idées, des religions, des cultures... et ouvrir
des espaces d'échanges et de discussions, mais pas en classe
de science ! La science ne prétend pas tout expliquer et ne
peut pas tout toute seule. Sans elle et sans la laïcité plus
rien ne sera possible. La fin de notre évolution.